Du bien-être à la joie véritable
Les recettes de bien-être envahissent les couvertures des magazines, les rayonnages des librairies et les cabinets de consultants en tous genres. Que penser de cette tendance contemporaine? Comment l’aborder en tant que chrétiens ? Nous avons réuni un philosophe et une mère de famille pour en discuter.
Qui sont-ils ?
- Jacques Ricot est agrégé et docteur en philosophie, aujourd’hui à la retraite après des activités de formation. Il est aussi père et grand-père. Il est l’auteur de nombreuses publications dont Le bonheur est-il le but de l’existence ?
- Isabelle Cumet est mère de famille et présidente de la Fédération des AFC du Var, après avoir été présidente de l’AFC de Toulon. Elle a suivi Cap DSE, la formation proposée par les AFC sur la Doctrine sociale de l’Église.
Comment définiriez-vous le « bien-être », cette notion devenue incontournable aujourd’hui, et que dit-elle des besoins profonds de l’homme?
Isabelle Cumet : Selon le Robert, le bien-être est une « sensation agréable procurée par la satisfaction de besoins physiques, l’absence de soucis », ce qui le rapproche des notions de bonheur ou de plaisir. C’est aussi une « situation matérielle qui permet de satisfaire les besoins de l’existence », un synonyme d’aisance ou de confort. Nous avons été créés pour vivre au Paradis, où il n’y avait pas de problème de bien-être! Il n’est donc pas étonnant, du point de vue de notre nature, de rechercher le bien-être, le péché ayant engendré le mal-être.
Jacques Ricot : Je trouve la définition du Robert adéquate à ce que l’on entend en ce moment par ce terme. Mais la notion de « bien-être » elle-même ne fait pas partie du lexique philosophique, si je m’appuie sur notre antique tradition qui remonte à 2500 ans. On parlera davantage du bonheur, mais les philosophes ne savent pas eux-mêmes très bien le définir. Les Grecs, nos pères en philosophie, en arrivent tous à la même conclusion: « tout le monde veut être heureux, mais personne ne sait ce que cela veut vraiment dire ». Notre histoire intellectuelle a toujours eu deux conceptions antagonistes du bien-être. Il y a ceux – les cyrénaïques – qui disent qu’il faut multiplier les occasions d’être heureux, rechercher toujours des plaisirs nouveaux; le bien-être serait ici dans la mobilité permanente. Et, à l’inverse, ceux – les cyniques — qui disent: il faut calmer ses désirs, savoir se satisfaire de peu, verser dans une certaine forme d’ascèse, de contrainte de soi-même.
Être bien, c’est finalement viser un bonheur dont on ne sait pas définir les contours.
Le bien-être est-il le but de notre vie ?
J. R. : Pour un philosophe, le but de la vie est plutôt de trouver la vérité, la liberté, l’amitié, la justice que le bonheur. Celui-ci n’est jamais quelque chose que l’on cherche, mais quelque chose que l’on trouve, que l’on accueille. Il nous vient par surcroît: ce qui compte, c’est vivre bien. Paul Ricoeur a dit ceci magnifiquement après un séjour à Taizé, à la fin de sa vie: « J’attends encore quelque chose de la vie. J’espère avoir le courage du malheur que je ne connais pas, mais je m’attends encore à du bonheur. » Je fais complètement mienne cette conclusion: il n’y a pas de bonheur si on n’accepte pas d’abord qu’il y ait du malheur. Le malheur n’est pas le contraire du bonheur: le bien-être c’est assumer la part de mal-être qui, de toute façon, fait partie de chacune de nos existences.
I.C. : Je vous rejoins là-dessus, en tant que mère de famille. Pour moi, le vrai bien-être rejoint la notion de sérénité. Dans notre vie, certaines choses vont bien, d’autres moins. Mon propre bien-être dépend beaucoup de celui de ceux qui m’entourent. C’est vrai sur le plan physique, mais ça l’est aussi sur le plan psychologique et spirituel: quand mes enfants vont bien, cela rejaillit sur mon propre bien-être. Et quand l’un d’eux va mal ou qu’il est triste, ou quand j’en vois un prendre un mauvais chemin, je souffre avec lui. C’est vrai sur le plan familial, mais aussi au-delà, avec nos amis. C’est pourquoi la notion de bien-être peut être un moteur dans nos actions pour aider, soulager, regarder et accompagner les gens dont nous pensons qu’ils ne vont pas bien.
J. R. : Comme vous l’avez dit, la question du bien-être est aussi celle de ceux avec qui nous vivons. Je crois aussi qu’on peut l’élargir du cercle familial au cercle amical, au cercle associatif et, de proche en proche, à tout ce qui structure nos convictions, nos manières d’être au monde au sens très large, y compris quand je mets un bulletin dans l’urne quand je vote.
Que pensez-vous du bien-être tel que le propose notre société ?
I.C. : La télévision et la publicité veulent nous vendre des ongles parfaits, une peau de jeune fille ou des stages de « zénitude ». Mais tout cela n’est que visuel, superficiel et pas du tout enrichissant – plutôt même appauvrissant sur le plan du portefeuille! Plus grave: la société nous pousse à rechercher d’abord le bien-être de soi-même, quitte à ce que ce soit au détriment de ceux qui gênent, jusqu’à se séparer d’un enfant à naître qui nous empêcherait de vivre comme on voudrait, ou d’une personne âgée qui nous encombre et qu’on n’arrive pas à regarder en face parce qu’on redoute la souffrance.
J. R. : Notre société voudrait nous faire croire que le bien-être est une vie lisse, sans aspérité, un visage de jeune fille sans rides qu’il faudrait toujours conserver. Elle est de moins en moins prête à assumer la « finitude » qui est le fait que nous habitons un corps et que celui-ci est exposé dans l’espace à toutes sortes de microbes et de maladies, et, dans le temps, au vieillissement. Au fond, c’est peut-être pour ça qu’il y a du mal-être.
« Le bien-être c’est assumer la part de mal-être qui, de toute façon, fait partie de chacune de nos existences. » Jacques Ricot
Comment résister à cette forme de pression ?
I.C. : Il s’agit d’une course en avant dont il faut se prémunir. C’est déjà vrai pour nous, adultes, et ce le sera encore plus pour nos enfants: je crois qu’il faut les prévenir. En tant que chrétiens, nous sommes dans le monde, mais à temps et à contretemps, comme le disait saint Paul. Sur la question du bien-être, je crois que nous sommes souvent à contre-pas un endroit pour poser sa tête, que si on voulait Le suivre, il fallait tout abandonner et que, plus que le bien-être, il fallait Le chercher, Lui et son amour. Le bien-être éternel viendrait après.
Le bien-être tel que le monde nous le propose est terriblement lié au consumérisme; ce n’est pas celui-ci qui va nous rendre heureux. En revanche, dans la famille, il est nécessaire que chacun puisse trouver sa place et vivre heureux dans un environnement qui lui permette de s’épanouir. Pour cela, le bien-être de la mère – et du père — de famille ne sont pas un but mais un moyen. Il est bon de savoir se poser, se reposer: j’aime lire un livre ou regarder un film qui me fait plaisir, aller marcher avec des amis ou écouter de la musique. Comme chrétien, on peut aussi le faire dans la prière ou à l’occasion d’une retraite: depuis 17 ans, je passe une journée par mois loin de chez moi à l’occasion d’une « pause maman »: ce temps « off » est très ressourçant. Il s’agit aussi de savoir ménager son corps pour tenir la longueur et rester attentif à chacun. Il est bon d’être vigilant sur son temps de sommeil, par exemple: les mères de famille ont parfois tendance à être couchées les dernières, et levées les premières. C’est parfois nécessaire, mais il ne faut pas que ça devienne une habitude. Prenons le temps de vivre, prenons le temps d’aimer, comme disait Christine Ponsard, voilà le vrai bien-être. C’est une attitude que nous avons aussi à transmettre.
J. R. : Ce que vous dites rejoint l’enseignement des grandes sagesses de l’Antiquité: il faut savoir s’arrêter, faire un examen de conscience, disaient même les stoïciens. Je rejoins ce que vous dites: le christianisme nous demande de ne pas être couché sur un « mol oreiller », pour parler comme Montaigne. Le symbole de la Croix indique qu’une vie débarrassée de toute souffrance serait une vie étriquée. Il n’y a pas de bonheur possible pour qui refuserait de côtoyer le malheur, de l’assumer. C’est ce que j’appelle le syndrome de l’imbécile heureux: il est heureux parce que précisément il est imbécile, c’est-à-dire qu’il ne cherche pas du tout à être sage: il préfère l’illusion du bonheur à la lucidité du malheur qui l’environne. Mais attention: je dis que le bonheur se donne dans le malheur en lui-même, et non contre le malheur. Nous devons assumer le fait que nous avons, en particulier dans notre religion chrétienne, par la grâce de la foi, certaines ressources pour affronter le malheur qui fait partie de l’existence. Je ne dirais pas tout à fait que le bonheur est dans ce monde et pas dans l’autre. Je pense qu’on peut déjà ressusciter dans le monde où nous sommes. La Résurrection à laquelle je crois est déjà dans la manière dont nous allons nous relever présentement. « Relever » (anistanai), est, avec « réveiller » (egeirein), l’un des deux mots dont les Évangiles se servent pour désigner la Résurrection.
N’y aurait-il donc rien de positif dans la notion de bien-être?
J. R. : Je ne suis pas si sévère que ça: je suis surtout inquiet quand je vois que les rayons de livres sur le développement personnel ou le coaching ont pris la place de ceux de philosophie depuis dix ou quinze ans. Certains sont bien faits, mais j’y trouve le plus souvent des recettes un peu simplistes du bonheur. Le bouddhisme du pauvre traîne sur les étalages de librairie, alors même que les vrais bouddhistes eux-mêmes, dont le Dalaï-Lama, ne cessent de dire que nous avons dans notre culture chrétienne des ressources que nous devrions utiliser au lieu de venir les chercher chez eux d’une manière très appauvrie. Cela dit, si l’on sait la convertir en aspiration au bonheur, ou même à la joie — notion plus dynamique que la simple notion de bonheur, un peu statique – cette recherche de bien-être n’est pas à jeter aux orties. Certaines ressources ne sont pas à négliger, comme la psychanalyse, qui, justement, ne nie pas qu’il existe un antagonisme pour atteindre une paix intérieure; ou encore l’accompagnement spirituel.
I.C. : C’est bien le bonheur que nous recherchons. « Soyons toujours joyeux! ». Ça ne résout pas tout, mais ça allège tellement la vie. Voir le verre à moitié plein et non celui à moitié vide sont deux attitudes. L’une est pleine d’entrain, l’autre pleine d’inertie. Il y a aussi des souffrances que l’on peut avoir en soi, mais que l’on n’est pas obligé de mettre systématiquement en avant, même si elles font partie de notre vie.
J. R. : Il ne peut évidemment pas y avoir de complaisance dans la souffrance. Et en même temps, nous savons qu’elle existe, et l’on peut voir des gens vivant dans des situations épouvantables faire l’expérience de la joie. J’ai le privilège d’avoir pour ami Philippe Pozzo di Borgo, tétraplégique depuis trente ans, extrêmement dépendant. Je suis stupéfait de voir combien il est capable de joie dans cette situation. Il a fini par y consentir, alors qu’il ne cache pas qu’à un moment il a tenté de se suicider. Voilà ce qu’est la joie: du sein de ma souffrance, de mes limites, je cueille le bonheur qui s’offre à moi.
En chiffre
4,4 milliards de dollar : c’est le chiffre d’affaires généré par le secteur du bien-être au niveau mondial en 2020, selon le dernier rapport du Global Wellness Institute (GWI). Les États-Unis détiennent de loin la première part de ce marché (28 % du total), la France apparaissant au sixième rang mondial. Un marché en pleine expansion, puisque le rapport l’estime à 7 milliards en 2025.
6,8/10. C’est la note que les Français attribuent en moyenne à leur satisfaction de vie (Insee 2021). C’est le plus bas niveau observé depuis 2010. Jusque-là, le niveau de satisfaction oscillait entre 7,1 et 7,5 selon les années. Une forte baisse que l’enquête attribue aux changements de mode de vie et à l’anxiété dus à la pandémie de Covid-19, qui se ressent à tous les âges et dans toutes les catégories sociales.
11,5% des jeunes se disent en situation de privation matérielle et sociale. C’est la tranche d’âge la plus touchée par les privations. Mais, dans l’ensemble de la population, quel que soit le niveau de diplôme, la situation sur le marché du travail, la catégorie sociale, le type de ménage ou même l’état de santé (sauf pour les personnes en très mauvaise santé), la part des personnes en situation de privation matérielle ou sociale a diminué en 2021. (Insee 2021).