L’euro numérique, la monnaie de demain ?
Lors de la formation de la CNAFC sur la monnaie du 5 décembre 2025, Bruno Monteil, adjoint au chef du Service des moyens de paiement scripturaux à la Banque de France, est venu présenter le projet d’euro numérique.
Vers une monnaie toujours plus numérique
Le constat est simple : nous avons changé de monde sans vraiment nous en rendre compte. Les paiements se dématérialisent à grande vitesse et la tendance n’a rien d’anecdotique.
En France, l’usage des espèces pour les paiements en magasin est passé de 68 % des transactions en 2016 à 43 % aujourd’hui. La pandémie du Covid a accéléré brutalement ce mouvement, mais la courbe continuait déjà de baisser avant… et elle a continué après. La carte, le paiement mobile ou encore sans contact, les achats sur internet ont pris le relais, dans un quotidien où l’on fait appel à de moins en moins de billets et de pièces.
Cette évolution ne se limite pas à la France : tous les pays européens connaissent une numérisation rapide des paiements. Simplement, ils ne partent pas du même point, ni n’avancent au même rythme. Les pays du Nord – Pays-Bas, Finlande, Norvège, Suède – utilisent désormais très peu d’espèces. À l’inverse, dans certains pays du Sud, comme l’Italie ou la Grèce, le cash reste très présent.
Mais partout, la tendance est la même : payer devient un geste numérique.
Quand les espèces reculent, que perd-on vraiment ?
Cette baisse de l’usage des espèces ne pose pas seulement une question d’habitude ou de confort. Elle soulève deux grands enjeux résumés en deux mots : caractéristiques et souveraineté.
D’abord, les espèces ont des propriétés uniques. Elles sont de la monnaie de banque centrale, acceptée partout parce qu’elles ont cours légal. Elles sont gratuites à l’usage pour le payeur, ne nécessitent pas de compte bancaire et donc très inclusives. Elles sont aussi très protectrices de la vie privée : un billet qui passe de main en main ne laisse aucune trace dans un serveur.
À mesure que ces espèces sont moins utilisées, toutes ces caractéristiques reculent aussi dans notre vie quotidienne. On s’habitue à ce que chaque paiement laisse une trace, à dépendre d’un compte bancaire ou d’un smartphone, à faire confiance à des intermédiaires privés.
Le deuxième défi est d’ordre stratégique : plus les paiements deviennent numériques, plus ils reposent sur des infrastructures et des acteurs spécifiques, souvent privés, parfois situés hors d’Europe. Notre dépendance envers eux augmente mécaniquement.
Visa, Mastercard et la question de la souveraineté
Dans le domaine des cartes, cette dépendance porte un nom : Visa et Mastercard. Ces deux groupes américains jouent un rôle central dans les paiements du quotidien, en particulier dans les pays qui n’ont pas développé de réseau national.
En France, la situation est un peu différente grâce au schéma CB, qui reste très puissant. Beaucoup de cartes sont « co-marquées » : CB pour les paiements en France, Visa ou Mastercard pour l’étranger. Mais même ainsi, la tendance européenne globale est claire : près de sept transactions sur dix en zone euro passent par Visa ou Mastercard.
Ces acteurs ont des atouts considérables : puissance d’investissement, innovation rapide, effets de réseau mondiaux. Ils définissent des standards techniques, multiplient les partenariats exclusifs – par exemple sur de grands événements sportifs où seule une marque est acceptée – et mènent des stratégies commerciales agressives auprès des banques pour qu’elles n’émettent plus que leurs cartes.
Les conséquences sont multiples. En termes de souveraineté, d’abord : quand un pays est capable de déconnecter un autre d’un réseau de cartes – comme la Russie l’a expérimenté par le passé – ou quand un juge français siégeant à la Cour pénale internationale se retrouve soudain sous sanctions américaines et ne peut plus payer avec aucune carte Visa, Mastercard ou American Express, la dépendance devient très concrète. Il se retrouve par exemple à La Haye avec une carte… inutilisable, sauf à disposer d’un moyen de paiement ancré dans un réseau domestique.
En termes de résilience, ensuite : si une grande partie de l’économie repose sur quelques acteurs, la moindre panne ou restriction peut bloquer des pans entiers d’activité.
Enfin, en termes de concurrence : lorsque deux acteurs se retrouvent en duopole, voire en quasi-monopole, ils ont la main sur la tarification. Les commerçants le ressentent directement : hausse des commissions, frais additionnels, services facturés en plus. Une étude menée au niveau européen estime ainsi à environ deux milliards d’euros par an les montants versés à Visa et Mastercard au titre des seules cartes de débit. Autant de marge qui part soutenir des entreprises étrangères plutôt que l’économie locale.
Une Europe fragmentée qui n’arrive pas à s’unir
Face à ce constat, l’Europe n’est pas partie de zéro. Il existe des réseaux nationaux de carte dans certains pays, des initiatives de paiement mobile comme Wero dans quelques États et plusieurs projets ont déjà tenté de construire un « grand » schéma européen.
Mais ces tentatives se heurtent régulièrement aux mêmes obstacles : difficulté à se mettre d’accord entre communautés bancaires, divergence sur les modèles économiques, enjeux de valorisation d’actifs existants, inertie des habitudes, fragmentation des marchés. Chacun défend « son » système, ses priorités, ses compromis.
Le résultat, c’est un paysage morcelé : quelques îlots nationaux solides, quelques solutions régionales prometteuses, mais rien qui couvre réellement l’ensemble de la zone euro. Et pendant que les Européens discutent entre eux, Visa et Mastercard continuent de gagner du terrain.
L’euro numérique, une réponse publique dans un monde privé
C’est dans ce contexte que s’inscrit le projet d’euro numérique. L’intervenant le présente comme une pièce de plus dans le puzzle, pas comme un outil miracle qui remplacerait tout.
L’idée est double. D’abord, proposer dans l’espace numérique un équivalent des espèces : une forme de « billet numérique » émis par la banque centrale, qui retrouverait les caractéristiques fondamentales du cash, mais pour les paiements en ligne et dématérialisés. Acceptation partout en zone euro, gratuité pour l’utilisateur, très haut niveau de confidentialité, utilisable y compris par des personnes peu à l’aise avec l’outil bancaire classique.
Ensuite, apporter une réponse européenne à la dépendance actuelle. L’euro numérique serait un moyen de paiement public, commun à tous les pays de la zone euro, ne reposant pas sur des réseaux de cartes privés américains. Il viendrait compléter les initiatives comme CB ou Wero et renforcer l’autonomie stratégique de l’Union dans un domaine aussi vital que les paiements.
Comment fonctionnera concrètement l’euro numérique ?
Dans la vision présentée, l’euro numérique aurait deux grandes modalités d’usage, qui se complètent.
La première ressemble à ce que nous connaissons déjà avec nos comptes bancaires : une utilisation « en ligne ». La seconde est plus innovante : une utilisation « hors ligne », qui redonne au numérique certaines propriétés du billet de papier.
- La version “en ligne” : un compte en euro numérique
Dans le mode en ligne, l’euro numérique fonctionnerait comme un compte alimenté en monnaie de banque centrale. C’est votre banque qui vous donnerait accès à ce service, via son application ou son site, un peu comme elle le fait déjà pour vos comptes courants ou vos livrets.
Vous pourriez alors payer sur internet, envoyer de l’argent, recevoir des paiements, avec un euro numérique qui circule dans les mêmes canaux que les paiements scripturaux actuels. Les transactions seraient validées, contrôlées, sécurisées, avec les mêmes obligations réglementaires que pour les autres moyens de paiement : lutte contre le blanchiment, contre le financement du terrorisme, contre la fraude.
En matière de confidentialité, ce mode en ligne serait un peu plus protecteur que certaines solutions actuelles, mais il resterait dans le même univers : votre banque verrait encore une partie des informations nécessaires à ces contrôles. Ce n’est pas là que se situe la différence la plus spectaculaire.
- La version “hors ligne” : un billet numérique dans le téléphone
C’est le second mode qui change vraiment la donne : le paiement hors ligne. Dans cette configuration, des euros numériques seraient stockés directement sur un support sécurisé – une carte, un téléphone mobile – et non plus uniquement sur les serveurs d’une banque.
Pour un paiement de proximité, entre deux personnes ou chez un commerçant, le transfert pourrait se faire directement d’un support à l’autre, sans que la transaction ne soit validée à distance par la banque ou la banque centrale. Pas besoin de réseau, pas besoin de connexion internet : la valeur passerait d’un porte-monnaie numérique à un autre, exactement comme un billet passe de main en main.
Sur le plan de la confidentialité, la promesse est forte : lors de ces paiements hors ligne, aucune donnée de transaction ne remonte vers un tiers. Seuls les deux participants à l’échange savent ce qui a été payé, comme avec les espèces. Sur le plan de la résilience, c’est tout aussi décisif : même en cas de panne de réseau, de coupure internet, de saturation des systèmes, les paiements pourraient continuer de circuler localement.
Un participant a rapproché cette idée de l’ancien système Moneo ou des cartes de resto U préchargées de quelques dizaines d’euros. La comparaison a du sens : il y a effectivement un aspect « préchargement ». Mais l’intervenant souligne que l’euro numérique va beaucoup plus loin : utilisable sur smartphone, entre particuliers, pour bien plus que la cafétéria d’une université, et intégré à un cadre européen unifié.
Confidentialité, confiance et limites
La question de la confiance vient naturellement : comment être sûr que ces paiements hors ligne restent vraiment confidentiels ? Comment un citoyen peut-il être certain qu’aucune donnée ne sort de son téléphone ou de sa carte ?
L’intervenant de la Banque de France, Bruno Monteil, distingue clairement les deux mondes. Pour l’euro numérique en ligne, la confidentialité sera renforcée mais pas absolue : la banque qui tient le « compte » en euro numérique aura accès aux données nécessaires aux contrôles imposés par la loi. C’est le même équilibre que pour les paiements actuels.
En revanche, pour les paiements hors ligne, l’ambition est bien de ne transmettre ni au prestataire, ni à la banque, ni à la banque centrale les détails des transactions courantes. Une fois les euros numériques chargés sur l’instrument, les échanges de personne à personne se feront sans tiers technique au milieu, comme pour les billets.
Autre point sensible : la limite de montant. L’euro numérique n’a pas vocation à devenir un gigantesque coffre-fort numérique où chacun thésauriserait des dizaines de milliers d’euros en dehors du système bancaire. Il y aurait donc un plafond, sans doute de quelques milliers d’euros, suffisant pour couvrir les paiements du quotidien, les besoins d’une famille ou d’un petit commerçant, mais pas pour vider massivement les comptes bancaires classiques.
Cette limite répond à un enjeu précis : ne pas déstabiliser les banques commerciales, qui ont besoin de dépôts pour financer l’économie. Il ne s’agit pas d’opposer l’euro numérique et les banques, mais de les articuler.
Un outil en plus, pas un outil en trop
L’euro numérique ne doit pas être compris comme une « fin de l’histoire » des paiements, ni comme la disparition programmée des espèces, ni comme un concurrent direct de tous les autres moyens de paiement.
Il s’agit d’un outil supplémentaire, public, européen, pensé pour compléter ce qui existe déjà : le cash, la carte, le virement, les solutions comme CB ou Wero. Un outil qui permettrait de garder, dans un monde de paiements de plus en plus numériques, ce qui fait la force de la monnaie fiduciaire : l’acceptation universelle, la gratuité à l’usage, la confidentialité, l’inclusion.
Le projet d’euro numérique est encore en phase préparatoire. Les travaux actuels portent sur la conception, les tests techniques et les modalités d’usage. Le passage à une éventuelle phase de mise en œuvre dépendra de l’avancée du projet au niveau des institutions européennes, puis françaises…
La CNAFC, association de consommateurs
La Confédération nationale des Associations Familiales Catholiques (CNAFC) est l’une des 14 associations de défense des consommateurs reconnues par la DGCCRF (la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes). Grâce à cet agrément, la CNAFC vient en aide à tous les particuliers qui rencontrent des difficultés d’ordre commercial avec des entreprises. Ainsi, en cas de litige, toute personne, même non adhérente aux AFC, peut contacter l’une des nombreuses antennes consommation disséminées dans toute la France.